La montée aux alpages et l’élection des reines vers 1925 dans “Premier de cordée”

« La montée par le chemin de la Balme fut longue et sans histoire ; les bêtes arrachaient avidement des touffes d’herbe et de fleurs au bord du sentier et il fallait les presser pour qu’elles consentissent à avancer. Le carillon vainqueur de la vallée, rythmé par la marche allègre sur la route plane, s’était mué en une symphonie plus douce, pleine de tintements grêles, heurtés, confus, soulignés par instants des coups de battants plus sourds des grosses cloches bronzées des reines à cornes.

On arriva dans la matinée sur le plateau de Charamillon.

Le fruitier de Balme et les consorts de la montagne réceptionnaient le bétail sur un gros registre à couverture de toile noire qu’ils avaient posé sur une table rustique, dehors, à même l’alpage. Chaque propriétaire déclarait ses bêtes qui étaient immédiatement enregistrées et marquées. Puis, les vachers les attachaient dans les longues étables accotées l’une à l’autre dans un repli de la montagne, en dehors des coules d’avalanches et si intimement mêlées au sol qu’elles faisaient corps avec la pente.

Il fallait laisser au troupeau le temps de récupérer les dix heures de montée. On en sortirait les bêtes qu’au début de l’après-midi, et alors ce serait le grand combat où, de ces deux cent et quelques vaches, sortirait la reine du troupeau.

Cette tradition qui consiste à laisser le troupeau se choisir une reine est vieille comme le granit de la montagne. Que ceux qui ne connaissent des vaches que les lourdes bêtes idiotes et ruminantes des plaines, aux mamelles rasant terre, n’aillent pas se faire la même idée des vaches de montagne […]

Les bêtes sortaient en rangs pressés des étables ; elles mugissaient d’une façon saccadée, nerveuse, et dressaient leur cornes en se bousculant. Déjà, quelques-unes s’affrontaient et les vachers les séparaient tout en poussant le grand troupeau jusque sur le plateau fleuri, dégarni de pierres, où devait se faire le choix de la reine.

Ensuite, les hommes se retirèrent sur une butte et laissèrent les bêtes procéder elles-mêmes à l’élection de leur souveraine. Une grosse majorité du troupeau, à vrai dire, ne se souciait que de brouter à plein museau les herbes fortes en senteurs de l’alpage et fuyaient toute menace qui se précisait contre elle ; mais une vingtaine de reines allaient et venaient, meuglant, cherchant le combat, reniflant leurs rivales, et bientôt, au milieu du troupeau, ce fut une bagarre générale. Une par une, les combattantes s’affrontaient. C’était une courte lutte qui durait à peine une minute. ; le choc de deux masses dans un bruit mat, puis la vaincue rompait le combat et fuyait, poursuivie par son vainqueur qui lui labourait les côtes de brefs et rapides coups de cornes. Au bout d’une heure, il ne restait plus en lice que cinq ou six combattantes, la robe macule de sueur et de terre, le mufle baveux, les yeux injectés, de véritables vaches de combat, inquiètes et trépidantes.

Les parieurs s’étaient rassemblées et le ton de la discussion montait… »

 

Roger FRISON-ROCHE, Premier de Cordée, Arthaud, Paris, 1942.

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