Images d’alpages au XVe siècle

Il existe très peu de représentations d’alpages pour la période médiévale et à peine plus pour la période moderne. Encore sur ces rares images, l’alpage n’est-il jamais figuré pour lui-même mais comme arrière-plan d’une scène centrale, comme dans les fesques représentant le cycle des mois de la Tour de l’Aigle du château épiscopal de Trente, en italie. Pour nos Alpes occidentales, la plus intéressante, et la plus connue aussi, est la Figure du débat de Château-Dauphin, aujourd’hui Castel-Delphino, dans la vallée piémontaise de la Varaita.

Dans le cadre d’une procédure de délimitation entre le Dauphiné (depuis 1349 possession personnelle du fils aîné du roi de France) et le marquisat de Saluces, dans le Piémont, un peintre, peut-être ce Jean d’École connu pur d’autres travaux de ce genre, et un notaire, Antoine Actuhier, sont dépêchés par la chambre des comptes de Grenoble dans la haute vallée de la Varaita. Aujourd’hui piéimontaise, celle-ci constituait alors, et jusqu’en 1713, l’un des cinq «escartons» du grand Briançonnais, celui de Château-Dauphin. La mission des deux hommes consiste à produire une représentation de l’espace contesté, susceptible d’alimenter le débat entre les deux parties prenantes. Le résultat, à mi-chemin entre la carte et la vue panoramique constitue une étonnante représentation d’un paysage alpin, illustrant parfaitement la notion d’étagement aux géographes et biologistes. C’est la Figura debati castri Dalphini, conservée aux archives de l’Isère (cote B 3710), plusieurs fois publiée et commentée (FALQUE-VERT 1997, p. 462-465. Paul FERMON dans GAUTIER-D’ALCHÉ 2013, p. 605-610). Pour les deux versants de la même vallée, les deux plans figurent, pour l’un le côté adret (a parte a dextri) et pour l‘autre, le côté ubac (a parte ubaqui). Des cartouches complètent l’information, notamment du point de vue toponymique. Au vrai, la vue évoque les paysages montagnards plus qu’elle ne les reproduit fidèlement, à la manière gothique pourrait-on dire. Le représentation nautrialistes des paysage apparâit seulement quelques décennies plus tard avec, pour notre région, la Pêche miraculeuse de Conrad Witz (1444), conservée au Misée d’art et d’histoire de Genève,

Examinons donc cette «figure» du haut val Varaita. En bas de la vallée, à l’adret, voici le chef-lieu de Saint-Eusèbe (Villa Sancti-Eusebii), avec le château et l’église, puis les villages des Bertins (locus Bertinarum) et des Chaudanes (Villa Chaudanis). Il sont entourés de rectangles de couleur figurant les champ de blé (en jaune), les parcelles labourées mais laissées en jachère (en brun), et les prés de fauche (verts émeraudes). Plus haut, l’espace forestier domine nettement l’ubac, avec ses arbres stylisés, entrecoupé de ravins (cumba), de torrents (aqua, rivus) et, toujours coté ubac, de trois canaux d’irrigation ou « béals » (bedale de tecto novo et prata, bedale Rochachye, bedale de Serro Brianzolis). Côté adret, la forêt se réduit au seul bois d’Alevet (nemus Aleveti). À sa place, un brossage gris figure des espaces ouverts semés de quelques arbres. C’est la «terre gasque» des Alpes du sud, autrement-dit, le saltus, mélange de maquis arbustif et de taillis (SCLAFERT, 1959, p. 25-31). À l’ubac, la forêt, nettemment plus présente encadre d’assez près une terre gasque plus réduite. Au milieu de celle-ci, des prés de fauche (prata) et des maisons plus ou moins isolées (domus Garnerii, Serrus de Brianzolis cum domibus). Ce sont sont sans doute ce que l’on appelle encore ici des «granges» ou des «meires», l’équivalent des montagnettes savoyardes, occupées au printemps et en automne. Barrant les deux versants, deux routes (iter publicum) montent, l’une vers le col de la Raille (collis de Raya), au nord, l’autre vers le col d’Elva (collis Elva) qui donne accès au village du même nom, dans le Val Maira, au sud. À mi-versant, au-dessus des maisons ou muandes du Serre de Briançon, la route d’Elva croise une draille (draya traverseria), c’est-à-dire, une piste à troupeau.

Au-dessus encore, immédiatement sous l’étage minéral figuré en gris, s’étend le domaine des pâturages d’altitude, dont l’herbe est stylisée par le même brossage vertical gris figurant la terre gasque de l’adret. Coté adret justemment, une barre rocheuse sépare ce domaine de l’étage inférieur (ripa que dividi alpiolum). Plusieurs éléments identifiés par des cartouche se rapportent à l’alpage. D’abord, à l’adret, la montagne de Champagne (montanea de Champagna). La montagne, c’est bien sûr ici la montagne pastorale, le sens dominant qu’on lui donne au Moyen Âge. Les montagnes au sens orographique du terme sont ici désignées par les termes de « roche » (rupis) et de « mont » (mons) : roche de la Rachasse (rupem de Rachacia, auj. Monte Reisasso), roche du Jas des Crau et mont Chalm (mons Chalmete). Si l’on revient sur l’alpage, voici les jas : jas Modunum et jas du Chazelet (Jacium Chascellium), côté adret, et, côté ubac, le jas des Fontanilles, à proximité des prés du Bois (pratum de Bosco et Jasczium de Fontanellis). Un peu plus haut que ce dernier, s’étendent les prés et les pâturages (prata et pascua) de Valeyrosa, nom également donné à un passage difficile (passa de Valeyrosa). Jas es tplutôt un terme des Alpes du Sud, que l’on trouve aussi dans le Massif central et à l’occasion en Savoie (règlement comunautaire des Allue en 1390). Il désigne à la fois une unité pastorale, à la façon du «cortal» ou de la «cabanne» pyrénéenne, et les installations humaines qui s’y trouvent, notamment les enclos. Le seul pour lequel on ait quelques détails est le jas du Chazelet, figuré au milieu de hautes montagnes de l’adret avec ses deux et son enclos de pierre sèche. Juste en dessous, le Clos de la Grande Pierre (clotum Magnam Lapis) figure un second enclos lié semble-t-il au jas Modunum. Le bétail n’est pas représenté, au contaire des fresques de la tour de l’Aigle qui figure uniquement des bovins. La présence des enclos suggère un troupeau à dominante ovine au moins pour le jas du Chazelet et le jas Modunum. Un illustration du psautier anglais de Lutrell (recueil de psaume et de prières), datée du début du XIVe siècle, dépeint un de ces enclos servant pour la tonte des moutons. Les sources écrites, exploitées par Thérèse Sclafert et Henri Faque-Vert, confirme,t cette impression pour la période allant du XIIIe au XVe siècle : beaucoup de moutons mais des bovins également (SCLAFERT, 1926, p. 594-597).

A parte ubaqui. Le versant sud de la haute Varaita
Psautier de Lutrell, vers 1320. British Library
Le cycle des mois de la tour de l’Aigle, château épiscopal de Trente (Italie). Le mois de juin (détail)

Bibliographie

Enrico CASTELNUOVO, Il ciclo dei mesi di Torre Aquila a Trento, Provincia Autonoma di Trento, Trento, 2002.

Henri FALQUE-VERT, Les hommes et la montagne en Dauphiné au XIIIe siècle, Presses Universitaires de Grenoble, Grenoble 1997.

Patrick GAUTIER-D’ALCHÉ (direction), La Terre. Connaissance, représentations, mesure au Moyen Âge, L’Atelier du médiéviste 13, Brepols, Turnhout, 2013.

Thérèse SCLAFERT, Le haut-Dauphiné au Moyen Âge, Recueil Sirey, Paris, 1926.

Thérèse SCLAFERT, Cultures en Haute-Provence. Déboisements et pâturages à la fin du Moyen âge, S.E.V.P.E.N, Paris, 1959.

 

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Université Savoie Mont-Blanc Montagne Vivante

Avec le concours du mécénat de

Fruitières Chabert Fromage l'Abondance Credit Agricole des Savoie