Des milliers d’années d’histoire pastorale autour du lac d’Anterne révélés par l’analyse des sédiments de lacs

Alpages et pratiques pastorales d’altitude : archétype d’un écosystème anthropisé

Si les alpages sont depuis longtemps considérés comme un modèle de systèmes écologiques anthropisés durables (Dorioz, 1998), il est évident que la dimension historique de leur fonctionnement (mise en place, évolution des systèmes agraires pastoraux d’altitude) a trop longtemps été négligée. Or les travaux historiques ont mis en évidence une histoire complexe dans l’utilisation de ces espaces d’altitude par les hommes. L’hypothèse d’une mise en place médiévale de ces systèmes d’alpage sous l’impulsion de communautés monastiques est aujourd’hui largement remise en cause (Mouthon, 2001 ;Walsh et al., 2005) On sait également que les systèmes pastoraux d’altitude ont connu depuis au moins 1500 ans des successions entre des phases de relative stabilité dans les modes d’exploitation de ces espaces et des phases de modifications profondes du système agraire avec à la fois des changement d’espèces (bovins/ovins/caprins) et des changements de pratiques agro-pastorales (charge pastorale ; périodicité de mise en alpage ; conduites des troupeaux.) (cf. Carrier et Mouthon, 2010 pour une synthèse.). Ces évolutions sont dans certains cas à mettre en relation avec des facteurs socio-économiques et techniques. Dans d’autres cas, les causes de ces modifications sont plus incertaines et pourraient être des réponses à des changements climatiques (Dinrböck et al., 2003).

De grandes incertitudes demeurent sur les activités agraires d’altitude notamment au début (V°-IX° siècles) et à la la fin du haut Moyen âge (IXe-Xe siècles). Il reste de plus notamment à déterminer la part du Moyen Âge central (XIe-XIIIe siècles) dans l’aménagement des alpages et l’essor des troupeaux, et à confirmer ou infirmer l’idée faisant de la fin du Moyen Âge et du début du XVIe siècle le temps d’une forte montée en puissance de l’élevage dans l’économie alpine (au dépend d’une agriculture vivrière plus diversifiée).

A ces évolutions temporelles se surimposent des variations spatiales (régionales, voire même locales) de pratiques pastorales. Il est par exemple classique d’opposer des systèmes d’exploitation agro-pastrale dominés par les bovins dans les Alpes du nord et par les ovins dans les Alpes du sud.

On le voit, les alpages correspondent en fait à des agro-écosystèmes caractéristiques ayant été soumis dans l’espace et le temps à des systèmes agraires[1] distincts.

Reconstitution de l’histoire d’un système d’altitude : exemple du lac d’Anterne

En septembre 2007, une carotte de sédiment de plus de 20 mètres de long a été prélevée dans le Lac d’Anterne (fig. 1).

La datation[2] de cette carotte a révélé un enregistrement de plus de 10 000 ans. Pour extraire les informations contenues dans cette archive, les caractéristiques physiques (principalement la taille des grains et la couleur du sédiment) et la composition chimique des sédiments ont été analysées. Toutes ces analyses nous renseignent sur l’évolution des sols, l’érosion du bassin versant et de manière indirecte sur la couverture végétale en relation avec les changements du climat et/ou les activités humaines. L’étude de la taille des grains du sédiment notamment, nous a permis de repérer des dépôts associés à des évènements de crues. La fréquence de ces dépôts depuis 10000 ans, ainsi que leur épaisseur traduisent l’intensité de l’érosion du bassin versant.

10 000 ans d’histoire autour du Lac d’Anterne

Les résultats révèlent alors la présence épisodique de vaches associée à une baisse de la limite supérieure de la forêt au Néolithique (3000 av. J.-C.)

Ces activités ont eu pour effet d’accentuer l’érosion du bassin versant initiée quelques centaines d’années auparavant par la dégradation climatique appelée « Néoglaciaire ». A l’âge du bronze (1450 av. J.-C.), une nouvelle phase pastorale est suggérée par la détection ténue d’ADN de mouton[3].

 

 

Cette phase correspond à une augmentation de l’érosion qui par la suite ne reviendra jamais à son état précédent. Cependant, le paroxysme dans l’emprise des sociétés pastorales sur le milieu est atteint à la période Romaine entre 200 av. et 200 ap. J.-C., période durant laquelle une grande quantité d’ADN de vaches et de moutons est détectée, alors que les marqueurs d’érosion connaissent un pic sans équivalent au cours des 10000 dernières années.

La présence des hommes et de moutons durant cette période est confirmée par des sondages archéologiques réalisés par P.-J. Rey (Laboratoire EDYTEM). En effet, des restes d’une cabane datant de cette période et comportant des ossements de moutons ont été mis à jour à 100 m du bord du lac.

 

Après une apparente déprise de l’activité dans le bassin versant d’Anterne, au cours du Haut Moyen Âge, les troupeaux reviennent vers l’an Mil. Les analyses ADN révèlent alors le remplacement de troupeaux mixtes mouton-vache par des troupeaux exclusivement bovins autour du XIIIème siècle. Ce changement de pratique, connu par les textes historiques, est probablement le signe d’un changement économique majeur pour les sociétés de montagne. Ainsi pour la première fois, une telle mutation économique est enregistrée et mise en évidence dans une archive naturelle.

Au vu des résultats de ces travaux, L’ADN préservé dans les sédiments apparaît comme une nouvelle méthode très prometteuse pour de futurs études visant à retracer l’histoire des activités agro-pastorales sur d’autres sites. Cette méthode ouvre également de nouveaux champs d’investigation, notamment en écologie sur l’évolution des communautés végétales car l’ADN permet d’accéder à l’histoire d’espèces de plantes « invisibles » via les analyses des pollens. Enfin, des chercheurs s’intéressent déjà depuis quelques années à l’application de cet outil pour mieux connaître les changements au cours du temps des espèces peuplant les lacs et même le milieu marin.

 

Références et notes

  1. [1] En suivant ici la définition de Mazoyer et Roudart, (1997) un système agraire est considéré comme l’expression théorique d’un type d’agriculture historiquement constitué et géographiquement localisé, composé d’un agro-écosystème caractéristique et d’un système social productif défini, celui-ci permettant d’exploiter durablement la fertilité de l’agro-écosystème correspondant.
  2. [2] La datation des carottes de sédiments est basée sur la mesure de l’activité radiologique de carbone 14 (14C) contenu dans les végétaux terrestres déposés dans les sédiments. Cette activité dépend du temps écoulé depuis la mort des végétaux prélevés. Cette méthode permet de dater des sédiments sur une période de temps allant de quelques siècles à 35 000 ans.
  3. [3] L’ADN des mammifères retrouvés dans les sédiments du lac provient principalement des déjections animales.

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