Aux origines des grandes et des petites montagnes

 

 

Au début du XXe siècle, le géographe Philippe Arbos a théorisé les modes d’exploitation des alpages en “grande” et en “petite” montagne, devenus classiques après lui. La petite montagne accueille le troupeau familial tandis que la grande montagne reçoit des troupeaux communs confiés au soin d’une équipe de bergers. Sur les petites montagnes, une constellation de chalets familiaux ; sur la grande montagne une unique fruitière et parfois une « vacherie ». Le fromage est fait ici « à fruit commun » en mêlant le lait des bêtes des différents propriétaires, alors que la fabrication est familiale sur la petite montagne.

 

Dans cet extrait de sa thèse de doctorat, « La vie pastorale dans les Alpes françaises », Philippe Arbos revient sur la diffusion de l’un et l’autre système, sur leur ancienneté et sur les explications possibles de cette répartition… sans que l’une d’elles le satisfasse pleinement.

F. Mouthon

 

Grandes et petites montagnes

« Le genre de vie savoyard offre deux types différents, suivant que l’exploitation des pâturages se fait par grandes montagnes ou par petites montagnes. Les premières prédominent dans le massif préalpin de la Chartreuse, dans les massifs centraux du Mont-Blanc -Aiguilles Rouge, de Beaufort, de Belledonne, du Taillefer, de la vallée intra-alpine de la Tarentaise. Les Préalpes du Chablais, le massif central de l’Oisans, les vallées intra-alpines de la Maurienne et du Briançonnais sont des pays de petites montagnes. Dans le Graisivaudan et les Bauges, les deux systèmes coexistent, de même que dans les Alpes maritimes.

 

Ancienneté des deux modes d’exploitation

Grandes montagnes et petites montagnes, les deux modes d’exploitation sont fort anciennes et elles sont depuis très longtemps localises dans les mêmes régions. A l’époque moderne, les pâturages dauphinois de Belledonne étaient, comme aujourd’hui, le siège de grandes montagnes. On observait déjà en Savoie le contraste si frappant qui constitue à distinguer l’industrie pastorale de Maurienne de celle de Tarentaise. En 1759, la Tarentaise estivait 10340 vaches sur 181 montagnes, soit une moyenne de 36 vaches par montagne (d’après Arch. Dept. Savoie, C1018). La seule commune mauriennaise de Valloire avait 186 montagnes. Comme elle hivernait en tout 804 têtes de gros bétail, elle ne pouvait compter sur chaque exploitation plus de huit à douze animaux, à supposer même qu’elle doublât ou triplât son troupeau pour l’été. Dans l’ensemble de la province de Maurienne, on comptait en 1790, 1404 montagnes, alors que le cheptel comportait 16513 vaches. Les paroisses du Chablais voyaient, pendant la belle saison, les deux tiers des habitants partir « dans les plus hautes montagnes habiter les chalets, soit cabanes, pour faire subsister leurs bestiaux ».

Au Moyen Âge, grandes petites montagnes se retrouvent aux mêmes endroits qu’au XVIIIe siècle. Les gens de Macot (Tarentaise) déclarent en 1547 « qu’ils ont l’habitude de garder leur bétail ensemble à la montagne et de faire un fruit commun ». Le grand nombre de granges et de chalets que les procès entre Termignon et Sollières montrent sur les hauts pâturages de ces communes laisse supposer, à défaut d’indications plus précises, l’exploitation par petites montagnes. Au début du XVe siècle, nous assistons dans la vallée de Chamonix, au partage du fruit entre les communiers d’une même grande montagne. Au Nord du Genevois, « de toute mémoire d ‘homme ne soulloit avoir qu’une chabanne ou fruictière sur les pâturages du Reposoir, dont chaque quartier était dirigé par un maître pour les comparsonniers ». Sur les alpages du Chablais, chaque usager avait son chalet et venait avec son bétail à Abondance, Saint-Jean-d’Aulph, les Gets, la Côte-d’Arboz, etc…

Ainsi, grandes et petites montagnes sont d’origine très ancienne et se sont perpétuées sur place. L’abandon d’une forme pour l’autre n’est pourtant pas inconnu. Il est vrai qu’il y a peu d’exemple de grandes montagnes démembrées en petites. La tendance est plutôt à la concentration, soit pour les grandes montagnes qui fusionnent, comme à Bourg-Saint-Maurice, qui en comptait 34 en 1769, 16 en 1914, soit pour les petites montagnes. Cette dernière transformation n’a eu lieu que dans les pays où existaient déjà des grandes montagnes. Elle a été assez fréquente en Tarentaise ; par contre dans la Maurienne et le Briançonnais, toutes les bonnes raisons que la rareté de la main-d’œuvre fait plus que jamais valoir en faveur des grandes montagnes, n’empêche pas les habitants de rester fidèles à leur vieille coutume plutôt que d’adopter un système simple et rationnel qui, depuis des siècles à fait ses preuves dans d’autres régions.

 

Origine des deux modes d’exploitation

Devant la persistance des deux modes d’inalpage, on paraît fondé à leur chercher des causes d’origine physique, économique et historique. La première qui vienne à l’esprit est la nature perméable ou imperméable du sol. De même qu’elle détermine souvent la concentration ou la dispersion des maisons permanentes, elle pourrait réduire ou multiplier le nombre des exploitations sur les hauts pâturages. Les terrains secs où les points d’eau sont rares, où l’herbe est peu dense et peu drue, paraissent à priori favorables aux grandes montagnes, tandis que les terrains humides, abondants en sources et richement gazonnés le seraient aux petites montagnes. L’exemple du Genevois, où les deux formes d’exploitation coexistent, ne dément pas cette conception théorique. En effet, les grandes montagnes du Genevois sont localisées à l’Ouest et au Nord-Est de ce massif, à cause de la nature calcaire qu’y offre le sol. A l’ouest, elles se trouvent sur l’Urgonien. La coïncidence entre ce terrain et les grandes montagnes est d’autant plus frappante, qu’il suffit de l’intercalation d’une bande de flysch de quelque largeur pour que les petites montagnes apparaissent : ainsi les Glières de Petit-Bornand, ainsi le Grand-Soquet et le Petit-Soquet à Thorens. Ailleurs, les grandes montagnes s’établissent de préférence aux endroits où subsistent à la surface de l’Urgonien, des sédiments moins perméables et moins arides : Gault de Perthuis, Flysch d’Ablon. Mais la faible étendue qu’ils occupent n’infirme pas la loi générale. Comme les oasis dans la steppe, ils sont, au milieu des calcaires, les points d’eau près desquels la vie s’établit pour pouvoir mieux rayonner. Ils ne sont d’ailleurs pas absolument indispensables aux grandes montagnes : les chalets de l’Haut d’Arviernoz en témoignent sur le Parmelan.

Les calcaires, rares au centre et à l’Est du Genevois, redeviennent important au Nord-Est, où ils sont représentés par de l’Urgonien, du Sénonien, du Lias charrié. Avec eux reparaissent les grandes montagnes, au Grand-Bornand , au Reposoir, à Nancy-sur-Cluses. Au Grand-Bornand, où existent sur sur le Flysch de nombreuses petites montagnes, les grandes montagnes encadrent la masse charriée des Annes : Maroly, les Annes, le Fenil, le Cruet, le Char, Châtillon, la Grande-Montagne, toutes se trouvent à la lisière des calcaires triasiques et liasiques d’origine exotique et à leur contact avec le Flysch. C’est encore sur des calcaires ou à leur voisinage que l’activité pastorale de la vallée du Reposoir se concentre sur une dizaine de grandes montagnes : Aufferand est au bord du lias charrié ; La Chat, Chalet-Neuf, la Colombière, la Touvière, la Sallaz, Sommier, Méry, sont sur le calcaire summulitique ou à son pourtour, de même que Vimy, la grande montagne de Nancy.

Les conclusions qu’on pourrait tirer de l’étude du Genevois n’ont qu’une portée locale ; on ne peut les étendre ni aux Alpes en général, ni au Préalpes. Les calcaires ne sont pas toujours hostiles aux petites montagnes ; ce sont elles qu’on rencontre sur le Malm du Chablais. D’autre part, les sols imperméables et humides portent des petites montagnes sur les roches cristallines de l’Oisans, les schistes lustrés de la Maurienne, mais des grandes montagnes sur les roches cristallines du Mont-Blanc et de Belledonne, les schistes lustrés de la Haute-Tarentaise. Les dépôts glaciaires et fluvio-glaciaires accueillent les unes aussi bien que les autres. Combien la nature du terrain peut être indifférente à la forme de l’exploitation, c’est ce que montrent les deux massifs préalpins des Bauges et de la Chartreuse où alternent, comme dans le genevois, les affleurements calcaires et marneux ; cette variété n’altère en rien l’uniformité du genre de vie : sur les marnes comme sur les calcaires, il n’y a guère que des grandes montagnes.

La topographie n’entre pas en cause. On a signalé qu’en certaines régions, les grandes montagnes sont localisées dans les hautes vallées, les petites montagnes sur les vallées replates. Il n’en est pas de même dans les alpes françaises où les replats de la Tarentaise et de la Maurienne portent indifféremment les deux types d’exploitation ; cirques, cônes de déjection, bassins de réception sont également utilisés à l’une et à l’autre fin.

Le climat n’importe pas plus que le sol. De l’aval à l’amont de la Tarentaise, la grande montagne règne souverainement, malgré que changent à maintes reprises les quantités des pluies, l’intensité et la durée de l’enneigement. Le Briançonnais, type de pays sec au régime pluviométrique de tendance méditerranéenne a des petites montagnes, tout comme le Chablais, aux pluies abondantes et de caractère continental. Il est peu probable que la différence des précipitations entre le massif de Beuil et les cimes de l’Antion soit telle qu’on puisse lui rapporter la diversité des genres de vie dans ces deux régions des Alpes Maritimes.

S’ils n’agissent pas directement, les facteurs naturels ont-ils un effet en contre-coup, en permettant ou permettant le travail agricole dans la zone pastorale ? Il semble en effet que là où les champs peuvent s’établir doivent s’installer de préférence des petites montagnes, puisque la culture se prête mieux que la pâture au morcellement de l’exploitation. De fait, les petites montagnes ont souvent un caractère agricole en même temps que pastoral ; mais souvent aussi, il leur fait défaut. D’autre part, les grandes montagnes ne sont pas uniquement pastorales. Si on ne peut considérer comme de vrais champs les petits carrés de salades, de choux, ou de pomme de terre qui végètent aux alentours des caves ou des remues de la Tarentaise, les grandes montagnes des Alpes Maritimes réservent aux cultures les vastes espaces des « vastieras ».

Le mode de propriété n’a pas de rôle décisif. Les pâturages communaux de la Tarentaise ont des grandes montagnes, ceux de la Maurienne de petites montagnes ; les « alpes de société » du Mont-Blanc et celles du Chablais s’opposent de même. Quant à la propriété individuelle, les petites montagnes ne paraissent s’en accommoder qu’à la condition qu’elles ne disposent uniquement de terrains ainsi appropriés, mais qu’elles jouissent à proximité d’un domaine collectif ; d’ailleurs, elles correspondent, selon toute apparence, au morcellement d’une petite partie de ce domaine qu’elles ont usurpé après s’y être établies ; pour elles, le genre de vie et antérieur au mode de propriété actuel. Il faudrait pouvoir résoudre de même une question d’ancienneté relative avant de décider si c’est par une simple coïncidence, ou par un rapport de cause à effet, que les alpages purement individuels sont presque toujours de grandes montagnes.

Agriculteurs en même temps qu’éleveurs, les paysans des Alpes ont intérêt à se débarrasser de leurs animaux pendant les saisons où les gros travaux s’accumulent en quelques mois. Bien ne saurait mieux répondre à ce besoin que la grande montagne : réduisant au minimum la main-d’œuvre qu’utilise l’art pastoral, elle laisse les hommes disponibles pour l’agriculture. Ainsi s’expliquerait, par exemple, que la Tarentaise, une des régions alpines où la presse est la plus intense en été, soit le domaine préféré des grandes montagnes. Mais l’affairement en Tarentaise est le fait surtout de la dépression profondément évoluée qui s’ouvre dans la zone houillère : en amont et en aval, les étés sont plus calmes, et malgré cette tranquillité, les animaux sont réunis dans des grandes montagnes. La Maurienne a, comme la Tarentaise, un calendrier estival surchargé : à Bramans, à Lanslebourg, juillet, août et septembre sont des mois d’affolement ; Bramans, Lanslebourg et toute la Maurienne ‘en sont pas moins des pays de petite montagne. Si la différence d’exploitation des pâturages tenait à la plus ou moins grande activité agricole, de la saison chaude, les Préalpes se couvriraient de petites montagnes, puisque leurs habitants n’ont pas à se hâter de vallées profondes vers des versants élevés pour travailler des champs et des prés situés à des altitudes très inégales ; or les Bauges, la Chartreuse, une partie du Genevois n’ont que des grandes montagnes ; parmi les massifs préalpins, le !chablais seul n’a guère que des petites montagnes, alors qu’il présente l’altitude moyenne la plus forte et les contrastes d’altitude les plus marqués.

L’histoire ne rend pas mieux compte que la nature ou la vie économique du phénomène que nous analysons. Savoyards, Dauphinois, Niçois pratiquent également les uns et les autres la grande et la petite montagne. A l’intérieur, de la Savoie, les deux vallées contiguës de la Tarentaise et de la Maurienne s’opposent absolument malgré les relations qu’ont toujours maintenues entre elles le Mont Iseran, le col de la Vanoise, le col des Encombres, le col de la Madelaine. De Belledonne à l’Oisans, le genre de vie pastoral change quoiqu’on soit toujours en Dauphiné et dans la zone cristalline. Dans les Alpes Maritimes, il suffit de remonter de quelques kilomètres la vallée de la Tinée pour observer les deux types différents dans les deux communes limitrophes d’Isola et de Saint-Etienne.

Une explication reste possible : le mode d’exploitation aurait été imposé aux usagers des pâturages par les anciens propriétaires. Ce ne serait pas par hasard que les grandes montagnes des Bauges, de la Chartreuse, du Genevois, du Mont-Blanc, correspondent à des pays colonisés par les moines. Les monastères trouvaient avantage, soit, comme dans les Bauges, à louer directement les pâturages à un seul exploitant, soit, comme dans le Genevois, la Chartreuse, le Mont-Blanc, à les laisser ou exploiter par des albergataires sous forme communale : à lever l’auciège dans un chalet unique, ils risquaient moins de tracas et de fraudes qu’il en pouvait résulter de la multiplication des petites montagnes. Cette considération n’empêcha pas les abbayes d’Abondance, de Saint-Jean-d’Aulph dans le Chablais, l’abbaye d’Entremont, dans le Genevois, de laisser les paysans s’installer individuellement sur les pâturages.

La synonymie que le parler populaire de la Savoie établit entre « grande montagne » et « montagne à gruyère » est une indication intéressante. De fait, le gruyère exige, pour être de bonne qualité, que le produit des traites quotidienne suffise à fabriquer au moins une pièce par jour et de préférence deux, une pour chaque traite. Comme une pièce de 25 à 30 kilogrammes nécessite le lait d’environ cinquante vaches, seules de grandes montagnes peuvent se consacrer au gruyère. D’autre part, ce fromage est celui qui permet le mieux d’utiliser convenablement la quantité considérable de lait recueilli dans une grande montagne ; tandis que les autres nécessitent tout un attirail de clayettes, moules et tréteaux, il se contente d’un chaudron et d’une presse, ustensiles aussi rustiques que faciles à transporter au cours des déplacements estivaux que comporte la vie d’une grande montagne.

Quant aux petites montagnes, elles fabriquent simplement des tommes ou bien des fromages qui, comme les tommes, nécessitent des quantités de lait relativement faibles : reblochon du Genevois, qui pèsent un kilogramme ; vacherins du Chablais dont le poids varie de 2 à 4 kilogrammes ; Mont-Cenis de la Maurienne, qui pèsent environ 10 kilogrammes. II semble donc bien qu’il y ait un certain rapport entre le mode d’exploitation et la nature des fromages ; mais il n’y a pas d’absolu : des grandes montagnes du Genevois produisent du reblochon, des petites montagnes de la Maurienne du gruyère ; les margherie des Alpes Maritimes ne se donnent pas toutes au gruyère.

Ainsi, aucune des explications que nous avons tentées ne paraît pleinement satisfaisante. Et quel que soit le crédit qu’il faille attribuer à ces diverses hypothèses, il paraît difficile de ne pas considérer que la grande et la petite montagne sont chacune pour sa part une manifestation originale de la spontanéité humaine.

 

Philippe Arbos, La vie pastorale dans les Alpes françaises. Étude de géographie humaine, Librairie Armand-Colin, Paris, 1922, p. 415-423.

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