Un traité sur les fromages à la fin du XVe siècle

 

En 1477, le médecin piémontais Pantaleone da Confienza rédige un traité consacré aux fromages produits dans les Alpes et en Italie et à leurs effets sur la santé. Plusieurs chapitres portent sur les fromages des Apes du Nord que nous reproduisons ici. À propos de la Maurienne et de la Tarentaise, on notera qu’il n’est pas question des variétés produites actuellement dans ces régions. En revanche, l’auteur décrit une spécialité aujourd’hui disparue, mais qu’il semble personnellement apprécier. Il s’agit des « lombes », fromages gras traversés d’un bâton permettant de le déguster mais que l’on peut aussi chauffer et étendre sur du pain grillé. Enfin, les fromages décrits sont seulement ceux considérés comme « les plus fameux » dans le duché de Savoie, vendus et consommés en dehors mêmes des vallées où ils sont produits. Or, même si, comme le note l’auteur, les moutons sont nombreux dans les régions évoquées, il n’est question ici que de fromages de vache. Sans doute existe-t-il des fromages de brebis et de chèvres consommés localement mais il n’en est pas question dans le traité.

Fabrice Mouthon

 

Chapitre quatre. Le fromage du Val d’Aoste. Le sérac.

La vallée d’Aoste fait partie du duché de Savoie. Ils s’y trouvent des fromages goûteux, le climat est assez tempéré, les montagnes sont fertiles et les produits de la terre incomparables. Surtout, du côté de Settimo, on produit un beurre extraordinaire et renommé à tel point que dans toute la Lombardie, on n’en produit pas un meilleur ni, peut-être, possédant autant de saveur. Par conséquent, il n’est pas étonnant qu’ici les fromages soient également goûteux.

Cette région confine à la Tarentaise où, comme on le dira plus loin, on produit des fromages délicats et délicieux. IIs ont cependant une grosse croûte et son habituellement visqueux. Ils sont faits avec du lait de vache et sont de proportions moyennes ; ils filent un peu s’ils sont réchauffés à l’eau ou au feu ou au contact de mets non découpés. Ils sont visqueux ce qui dénote en eux une notable terrosité à cause de laquelle ils n’ont guère de valeur nutritive en comparaison de leur saveur. On en trouve toutefois certains qui sont davantage constitués de substance mince que de substance épaisse. Ils conservent en eux la consistance du beurre et c’est pourquoi ils ne filent pas ou difficilement. Ces fromages-là sont les meilleurs et sont consommés, soit tout de suite, soit après assaisonnement. Toutefois, ils sont d’autant meilleurs qu’ils sont plus salés.

Habituellement, lorsqu’on veut les conserver longtemps, on les suspend pour les fumer puis on les expose dans une pièce bien aérée. Ils se conservent pendant trois ou quatre années à condition que tant qu’ils sont encore frais, il ne s’y produise aucune brèche auquel cas y entreraient des vers ou d’autres agents de corruption.

En Val d’Aoste, on produit des séracs goûteux et renommés surtout dans le secteur de Nus, à cause de quoi on les appelle « séracs de Nus ». Ils sont de grande dimension, de forme exactement quadrangulaire, haut quasiment de deux coudées et se conservent dans des conditions idéales pendant un an et pour certains, deux ans. D’après ce que j’ai entendu dire, on les fabrique de la façon suivante : une fois extrait le fromage, on ajoute de nouveau une certaine quantité de lait ainsi qu’une portion déterminée de l’eau acidulée du lait. Faites reposer quelque jour puis, on mélange le tout avec l’eau du lait et on met le chaudron sur le feu jusqu’à ce que cela commence à faire des bulles et à bouillir. Ainsi, certains morceaux se solidifient et remontent flotter à la surface. On recueille ce produit dit lactosérum et on l’introduit dans un moule de la forme décrite ci-dessus. Là, les parties aqueuses sont isolées du reste, comme c’est le cas pour le fromage, et comme parfois il n’y a pas assez de matière pour remplir le moule, il faut pétrir la pâte deux ou trois jours et compléter un sérac. Et ceci est la raison pour laquelle dans ses différentes strates, apparaisses des différences de couleur, de saveur et de qualité, laquelle, parfois, apparaît plus appréciable dans un morceau que dans un autre. Au vrai, ils ne présentent pas une grande viscosité (néanmoins elle y est). Ils sont de digestion assez facile et pour ce, les femmes des secteurs environnants, les utilisent normalement comme aliment pour les malades, comme le font également mes médecins. On utilise aussi le serum en Italie et dans les zones préalpines mais sans y ajouter de lait : en fait, les séracs italiens ne sont pas si grands ni aussi savoureux.

Toutefois, à Coazze, près d’Avigliana, ont les conditionne presque sous la forme de formages et ils sont très bons tant qu’ils ne sont pas excessivement salés et, à l’exception des séracs de Nus, dépassent les autres en qualité. Parmi ceux qui sont frais au contraire, on en trouve de meilleurs dans de nombreuses localités préalpines, par exemple à Chieri. Mais j’en ai mangé d’encore meilleurs à Savigliano.

Ce fromage est celui qu’Avicenne appelle collastrum et à propos duquel il dit : « le collastrum est difficile à assimiler, il est rempli d’une humidité indigeste et s’avale avec difficulté. Le miel toutefois le corrige et le médecin en tire un aliment solide ». Cependant, dans le chapitre sur le fromage, il dit : la Ricottà est pour l’estomac, le moins nocif des fromages ». Mais ceci n’est pas contradictoire avec le fait qu’il soit parfois lent à digérer, et ainsi se trouve résolue une contradiction apparente. Chez les Italiens, il est appelé mascarpone. On considère comme établi par l’expérience, le fait que le sérac provoque le sommeil et le fait durer longtemps. Je crois que la raison en est que dans tel serum, spécialement quand il est frais, se trouve quelques ou même de nombreuses parties maigres qui monte facilement au cerveau, propres à provoquer. Si à ce serum passé à travers un chiffon on ajoute de l’eau de rose ainsi qu’une petite quantité de sucre, on obtient un met extraordinairement délicat et savoureux. Et c’est assez pour le chapitre quatre.

 

Chapitre cinq. Le fromage de la Val di Locana et de Ceresole

 

Poursuivant ma discussion à propos des vallées cisalpines du duché de Savoie, je trouve que les fromages produit dans le Val di Locana et à Ceresole sont très bons, surtout ceux de Ceresole. En fait, ils sont aussi plus chers que les autres (ce qui me convainc de leur haute qualité) et, après quatre ou cinq mois, ils sont plus rouges que s’ils aient été couvert de poudre de brique ou quelque chose de ce genre. Pourtant, à ce que l’on m’a dit, ils deviennent tels sans aucun artifice. Ils sont gras, ont bon goût, sont peu visqueux, sont confectionnés avec du lait de vache. Dans les premiers mois, ils sont blancs, puis deviennent jaunâtres et c’est alors qu’ils sont parfaitement à point.

Les autres fromages de la Val di Locana sont moins rouges mais non moins goûteux. Ils sont de loin meilleurs et plus savoureux lorsqu’ils sont vieillis que quand ils sont frais. Ils peuvent se conserver dans des conditions idéales jusqu’à quatre ans et plus (les patrons de cette vallée sont les seigneurs comtes de Valperga) et, si la croûte est nettoyée, ils sont d’un aspect assez agréable. Lorsqu’ils sont assaisonnés, ils sont un goût assez prononcé et piquant et, de ce fait, ils ne sont pas nocifs car, d’ordinaires, les gens les consomment en quantités modiques.

Dans ces montagnes et dans ces vallées, les pâturages sont parfaits et les chevaux ne sont pas autorisés à manger de ce foin. Aussi, il n’est pas étonnant que le lait, et par conséquent le fromage, soient bons.

 

Chapitre six. Le fromage du Val di Lanzo et des vallées voisines

Plusieurs vallées sont connues sous le nom de Val di Lanzo : certaines confinent au Val di Locana et certaines touchent les alpages du Montcenis. Dans ces vallées, il y a une abondance considérable de fromages qui, toutefois, quand ils sont frais, n’ont pas une saveur particulièrement agréable. Ils sont plutôt gras. Les habitants ne savent ou ne peuvent les conserver sans les recouvrir de foin et de les déposer dans un endroit humide. Alors le foin attache à la croûte et ils ont l’air sale. Puis, quand ils veulent les assaisonner, ils les suspendent ou bien les plongent dans des céréales, surtout dans le seigle, ou bien dans la farine et, pendant qu’ils mûrissent, survient une telle fermentation, qu’ils prennent ainsi un goût très piquant, tellement qu’ils sont dits très utiles pour les pauvres, en premier lieu parce qu’à cause de leur saveur piquante, on en mange peu : en fait, si quelqu’un en ingère une quantité excessive, celles-ci provoquent de tels picotements et une telle irritation qu’il lui vient les larmes aux yeux, ce qui n’est pas sans rappeler l’effet produit par le vin sur les ivrognes. En second lieu, ils sont dits utiles pour les pauvres parce que, du fait de son caractère épicé, il n’est pas besoin de mettre du sel ou des épices dans les plats faits à base de ce fromage. De tels fromages possèdent une très grande capacité de dessèchement et de pénétration comme il sera dit dans le troisième traité.

Je ne fais pas ici de distinction entre les diverses vallées pare que leurs fromages sont quasiment les mêmes, même si certains sont supérieurs aux autres en qualité.

Chapitre sept. Le fromage du val de Suse et du Montcenis

Je laisse à part les vallées qui sont de ce côté des montagnes du duché de Savoie, comme celles de Saint-Martin, où l’on trouve pourtant de bons fromages, et aussi de nombreuses autres vallées : il suffit d’avoir nommé les plus célèbres.

Je reviens à la vallée de Suse qui est fertile en grains, en vin et en fruits, en bétail et par conséquent, en fromages. Mais dans la basse vallée, il y a peu de fromages alors qu’en montagne ils sont nombreux, surtout sur le Montcenis sur lequel il y a une si grande abondance de pâturages que depuis des régions parfois lointaines, des animaux sont menés paître ici durant l’été, soit du fait de l’importance des pâturages soit su fait de leur qualité.

Indubitablement, les formages qui viennent à être fabriqués sur ces alpages sont appréciés de façon quasi universelle et j’imagine que la raison en est que, à cause des neiges abondantes qui recouvrent la terre sur cette montagne, les fromages ne peuvent, du moins habituellement, être fabriqués avant la première semaine de mai. Ces pâturages restent libres jusqu’en septembre, plus ou moins suivant les opportunités de la saison et la durée de l’enneigement.

Je crois que l’un des raisons de la qualité des pâturages et, par conséquent, du lait et des fromages, est la constance du climat qui reste égal à lui-même pratiquement tout le temps durant lequel les animaux peuvent pâturer. En fait, l’air y est très ouvert et ventilé avec comme résultat que l’on est toujours au printemps qui est, comme on l’a dit ci-dessus, la saison où l’on produit le lait le plus abondant et le plus précieux.

Dans ces montagnes, on administre peu voire pas de sel aux bêtes parce que la saveur la saveur de l’herbe fait que les animaux peuvent s’en dispenser, phénomène analogue à celui que l’on rencontre dans d’autres lieux, particulièrement en montagne. Si au contraire, dans les régions de plaine, toutes les bêtes ne se voient pas administrer une copieuse quantité de sel, elles donneront peu de lait et celui-ci aura une moindre valeur, quant aux bêtes elles-mêmes, on ne pourra les maintenir en bonne santé. Je ne m’étendrai pas sur la raison car on peut assez bien la deviner par soi-même.

Pour ces raisons, vers le quinze ou le vingt du mois de mai, lorsque l’herbe commence à croître, les bêtes sont conduites sur cette montagne et elles y demeurent comme dit.

Même si les fromages qui sont produits ne sont pas très variés de par leur qualité, ils le sont toutefois en taille, parce que certains pasteurs ont davantage de bêtes et d’autres moins. Il arrive que certains forment des sociétés : ils mettent leur lait en commun et, une fois les fromages confectionnés, ils sont répartis en fonction du nombre de bêtes possédées.

Les fromages produits pendant les jours de fêtes sont réservés à l’Église ce qui, comme je le crois, ne contribue pas peu à la bonne santé des animaux.

 

Chapitre huit. Le fromage de la Maurienne et de la Tarentaise et ses formes

Après avoir traversé les Alpes et le Montcenis, on entre dans la vallée et dans l’État de la Maurienne, qui s’étend sur deux journées entières dans les sens de la longueur mais dans laquelle, de nombreuses montagnes qui s‘élèvent à droite et à gauche sont stériles. Quelques-unes, toutefois, au contraire des autres, sont fertiles en grain, en vin et, plus spécialement, en bétail. C’est là, en fait, que se fabriquent en plusieurs lieux, des fromages savoureux et très goûteux, mais petits et pas très massifs.

À Saint-André, j’ai mangé des fromages qui avaient étaient fait sur place, à la mi-mai, avec toute l‘attention requise, même si, dans la plupart des lieux, on en trouvait de plus communs. Ils sont faits, pour la plupart, de fromages de vaches même s’il y a des moutons en quantité.

En Maurienne, ils produisent aussi des fromages longs d’une coudée ou à peu près, ou même d’une bonne brasse, avec un morceau de bois de l’épaisseur d’un petit doigt placé au milieu. S’il n’était maintenu par le morceau de bois, le fromage ne pourrait se tenir, en patrie du fait de sa forme allongée et en partie du fait de sa consistance. Ces fromages sont en fait extrêmement pâteux et lorsqu’ils sont exposés au feu, ils fondent avec une incroyable facilité. En hiver, on étend les croûtes sur du pain légèrement grillé. Ce qui constitue un des mets les plus apprécié par beaucoup. Ils se conservent jusqu’à l’été, deviennent mâtures et sont alors plus savoureux et moins visqueux que lorsqu’ils sont frais et la raison en est évidente. On l’appelle généralement « lombes » parce que, à ce que je crois, ils sont faits à la ressemblance des reins de porcs ou d’hommes. Toutefois, les fromages que l’on produit dans les parties de la Maurienne sont, comme les autres, rond et peu massifs.

Au septentrion, touchant à la Maurienne par les montagnes, se trouve la Tarentaise où existe une plus grande quantité encore de ces « lombes ». Selon l’opinion commune, ils sont encore meilleurs et plus nombreux qu’en Maurienne. Ici, on produit aussi certains fromages dits vacherins, ronds, peu épais, très gras, qu’en hiver on fait fondre au feu. Parmi ceux-ci, ceux qui sont peu visqueux sont les plus savoureux ; par leur caractère pâteux, ils sont difficiles à assaisonner du fait de la difficulté à les manipuler sans qu’ils se décomposent, spécialement pour les emmener d’un endroit à un autre. Si on parvient pourtant à les conserver une année entière, ils n’en sont que meilleurs et prennent la couleur de la citrine de cire. Ils conservent encore une copieuse part de leur gras et, ainsi, même s’ils ont été assaisonnés, ils fondent facilement si on les met au feu comme je l’ai expérimenté plusieurs fois. Je crois de ceux-là, on tire très peu de beurre ou pas du tout.

Ces fromages sont très célèbres parmi ceux du duché de Savoie. Leur sont assez similaires, par la couleur, le goût et la forme, ceux qui sont produits près de l’abbaye d’Abondance. C’est pourquoi ils peuvent être inclus dans le présent chapitre.

 

Pantaleone da Confienza, Trattato di latticini /Summa Lacticinorium, Edité par Emilio Faccioli, Grana padano editore, Milan, 1990.

 

 

 

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