Homme des Lumières, scientifique, ascensioniste (il est la troisième personne parvenue au sommet du Mont Blanc en 1787), le Genevois Horace Benedict de Saussure (1740-1799) est le père de l’exploration scientifique des Alpes. Ses Voyages dans les Alpes, sont publiés pour la première fois à Genève entre 1779 et 1796. Entre les impressions de voyages, les récits des ascensions des autres voyageurs et surtout les innombrables observations scientifiques (géologique notamment), ils contiennent de nombreux passages à vocation ethnographique remarquable par leur rigueur. Voilà par exemple la description des pâturages de la montagne du Môle, qui domine la vallée de l’Arve, en Faucigny, c’est-à-dire aujourd’hui en Haute-Savoie :
« La plupart des montagnes de la Suisse appartiennent à de riches propriétaires ou à des communautés qui les amodient (qui les louent) à des entrepreneurs. Ceux-ci réunissent en un seul troupeau jusqu’à deux cent vaches, qu’ils louent, çà et là pour l’été seulement, et ils font le beurre et le fromage, comme en manufacture, dans de grands bâtiments destinés à cet usage. Le Môle, au contraire, appartient à des paroisses, dont chaque communier a le droit de faire paître ses vaches sur la montagne et d’y établir un chalet. On ne voit donc point sur le Môle de grands établissements mais un nombre de petits chalets et troupeaux. (de Saussure présente ici la distinction entre le que le géographe Philippe Arbos désignera dans les années 1920 comme les systèmes d’estivage de la « grande » et la « petite montagne »). Ceux de la communauté de la Tour, élevés d’environ cinq cent toises (env. 1000 m) au-dessus de notre lac, sont distribués à distances à peu près égales sur la circonférence d’une très grande prairie. Cette prairie est fermée d’une bonne clôture pour que les bestiaux ne puissent aller gâter l’herbe. Quand cette herbe a pris tout son accroissement, on la fauche, on la fait sécher, et on l’entasse en grandes meules pyramidales bien serrées. On laisse ces meules sur la place, lors même que les froids de l’automne chassent les troupeaux et leurs gardiens dans des pâturages plus voisins des plaines ; mais enfin, quand l’hiver est venu et que la montagne est bien couverte de neige, on choisit un beau jour, toute la jeunesse du village monte à la montagne, renferme ce foin dans de grande coiffes de filets faites avec des cordes ; on leur donne la forme de boule et on fait rouler ces boules du haut de la montagne jusqu’en bas avec une gaieté et un plaisir que l’on rencontre rarement dans les fêtes les plus brillantes.
Les chalets qui bordent ces prairies sont de petites huttes dont les murs, très peu élevés ne sont pour la plupart que de pierre sèche. Tout le rez-de-chaussée de chacun de ces petits édifices ne forme qu’une seule pièce, dont une moitié sert d’abri au bétail et l’autre à ses gardiens : la crèche, haute de dix-huit pouces, sépare les vaches de leurs maîtres ; elles y sont attachées et ont ainsi la tête dans la cuisine où se tiennent les bergers. Cette même crèche sert de sofa à la bergère du Môle qui se trouve ainsi, vis-à-vis de son feu, assise entre les têtes de ses vaches ; elle les caresse dans ses moments de loisir, passe se bras par-dessus leur cou et forme des tableaux digne du pinceau de Téniers. Le feu brûle contre la muraille, une cheminée serait une superfluité dispendieuse ; la fumée sort par les jours du mur et du toit. Une potence de bois, tournante, supporte la petite chaudière dans laquelle ont fait le fromage, et, après qu’on l’en a tiré, on fait de nouveau bouillir une partie du petit lait avec une présure plus forte, qui en sépare une seconde espèce de fromage, compacte, que l’on nomme sérat ou sérac. Le reste du petit lait que l’on a mis en réserve sert à ramollir le sec et grossier pain d’avoine qui est la principale nourriture du paysan savoyard ».
Horace Benedict de Saussure, Voyage dans les Alpes, précédé d’un essai sur l’histoire naturelle des environs Genève, Samuel Fauche imprimeur et éditeur, Neuchâtel, 1779, tome premier, p. 234.
Avec le concours du mécénat de