Alpages sentinelles. Un espace de dialogue pour anticiper l’impact du changement climatique en alpage

Cet article est une contribution du réseau Alpages sentinelles.

 

Il a été écrit par :

Laurent Dobremez

Baptiste Nettier

Muriel Della-Vedova

Jean-Pierre Legeard

Hermann Dodier

Claire Deléglise

 

Pour analyser, comprendre et ainsi mieux anticiper l’impact du changement climatique en alpage (impact sur les végétations, mais également sur les systèmes pastoraux qui les valorisent), un réseau d’alpages dits « sentinelles » a été mis en place à l’échelle des Alpes françaises, afin de préserver une gestion durable de ces espaces. « Partager » est le maître-mot de ce dispositif qui associe éleveurs et bergers, techniciens agricoles et pastoralistes, chercheurs et gestionnaires d’espaces protégés.

 

A la suite des sécheresses successives qui ont affecté les Alpes du sud entre 2003 et 2005, des changements de pratiques pastorales ont été signalés dans le Parc national des écrins, suscitant des questionnements sur la préservation des végétations d’alpage. Lors d’une réunion de la Commission Agriculture du Parc en novembre 2005, les échanges se sont conclus par la reconnaissance de l’alpage comme un espace de coresponsabilité entre les éleveurs et les gestionnaires du Parc et comme un territoire privilégié d’observation et d’intervention en coopération. Cette posture a été à la base de la conception et de la mise en place du programme Alpages sentinelles, constitué à l’initiative du Parc national des écrins, en 2008.

La production de connaissances et l’acquisition de références techniques sur les dynamiques et les processus qui se nouent entre climat, milieux, pratiques pastorales et systèmes d’élevage sont un des objectifs du programme. L’ambition est aussi d’être en capacité de percevoir des signaux d’alerte et de mettre en exergue des points de vigilance sur des évolutions et des changements décelés dans ce réseau couplant alpages et exploitations agricoles qui les utilisent. C’est dans cette optique que le terme “sentinelle” a été employé en référence aux « brebis sentinelles », qui servent aux bergers à surveiller l’état sanitaire au sein des troupeaux.

 

Figure 1 : Alpage bovin dans le Parc national de la Vanoise © Loucougaray Grégory / Irstea

 

En termes de gouvernance, ce collectif de travail pluridisciplinaire vise donc à réaliser un apprentissage collectif et à faire fonctionner un outil partagé d’aide à l’analyse et à la décision : c’est peut-être cette forme d’ingénierie territoriale qui constitue un des aspects les plus originaux du réseau Alpages sentinelles, avec une éthique basée sur le dialogue et la coopération.

 

Pourquoi s’intéresser aux alpages ?

Les alpages représentent un patrimoine écologique et culturel exceptionnel. Ils sont aussi considérés par les experts du GIEC comme très vulnérables au changement climatique. Les alpages ne fonctionnent pas en vase clos et ils ne peuvent pas être dissociés des exploitations qui les utilisent. Ils sont ainsi la clé de voûte de très nombreux systèmes d’élevage des Alpes et de Provence (environ le quart du cheptel bovin et les trois-quarts du cheptel ovin de ces régions montent en alpage).

La question de l’impact du changement climatique en alpage recouvre donc des enjeux majeurs, à la fois pour une gestion durable des milieux et de la biodiversité, pour le maintien d’une économie pastorale valorisant ces territoires d’altitude, et plus globalement pour le développement socio-économique des territoires de montagne.

Figure 2 : Alpage ovin sur les Hauts-Plateaux du Vercors © Loucougaray Grégory / Irstea

 

Des protocoles de suivis robustes et de nouveaux cadres d’analyse

Pour suivre les évolutions météorologiques, des végétations et des pratiques pastorales sur le long terme (ainsi que les variations interannuelles), le réseau Alpages Sentinelles a dû se doter de protocoles de recueil de données qui soient à la fois robustes, adaptés aux conditions de terrain de montagne et réalisables avec les moyens humains disponibles. Pour cela, il a mobilisé des protocoles scientifiques existants ou élaboré ses propres cadres de suivi et d’analyse. Les exemples suivants en fournissent une illustration.

Ainsi, la dynamique de déneigement des alpages, qui influe sur la pousse de l’herbe et la phénologie des plantes, est étudiée à partir d’un traitement spécifique d’images satellites MODIS élaboré par le Laboratoire d’étude des Transferts en Hydrologie et Environnement de Grenoble (LTHE). Egalement, un protocole mis au point par le Laboratoire d’écologie alpine de Grenoble (LECA) permet une estimation rapide de la productivité des pelouses d’alpage à partir d’une estimation des hauteurs des couverts végétaux. Les évolutions de la composition floristique des milieux sur le long terme sont étudiées à l’aide de placettes permanentes au sein desquelles sont effectués des relevés botaniques tous les 5 ans.

 

Figure 3 : Positionnement d’une zone de suivi de la végétation sur un alpage sentinelle du Vercors © Loucougaray Grégory / Irstea

 

Le suivi des pratiques pastorales est réalisé lors de tournées de fin d’estive, en septembre-octobre, effectuées conjointement par un technicien pastoraliste (FAI, ADEM, SEA73, CERPAM), un agent du Parc, et l’éleveur ou le berger concerné. Lors de ces tournées, les observations sur le terrain permettent d’estimer les niveaux de prélèvement de la ressource fourragère réalisés par les troupeaux pour les principaux types de végétations pâturées. Des notes sont attribuées en référence à des grilles d’évaluation de la consommation de la ressource, élaborées par le Cerpam (service pastoral de la région PACA). Ces grilles, basées sur le degré de consommation ou de “raclage” des plantes classées selon leur appétence, sont issues de l’expérience d’écologues et des pastoralistes du Cerpam et étalonnées à partir de mesures sur les pelouses subalpines. Cet outil s’avère très intéressant pour partager un constat de terrain puis discuter de la gestion de l’alpage en concertation entre éleveurs, bergers et gestionnaires d’espaces protégés.

Autre exemple, le suivi du fonctionnement des exploitations agricoles utilisatrices d’alpages sentinelles est réalisé annuellement par Irstea et les chambres d’agriculture au cours d’un entretien avec les éleveurs. Ces échanges servent de support pour comprendre la place de l’alpage dans le système d’exploitation, évaluer la contribution des différents types de ressources utilisées (alpages, parcours, prairies pâturées ou fauchées, stocks) à l’alimentation du troupeau, et analyser les logiques des éleveurs, les raisons de leurs pratiques et la flexibilité dont ils disposent par rapport à l’alpage.

 

Figure 4 : Carte de situation des alpages sentinelles à l’échelle du massif alpin

 

Les avancées du réseau Alpages Sentinelles

Etendu à l’échelle du massif alpin, le réseau Alpages Sentinelles regroupe aujourd’hui, en 2018, 31 alpages situés dans les Parcs nationaux des Ecrins, de la Vanoise et du Mercantour, dans les Parcs naturels régionaux du Vercors, de la Chartreuse et du Lubéron, ainsi que dans le Mont Ventoux et en Ubaye. 37 exploitations agricoles utilisatrices de ces alpages sont suivies, comptant à la fois des exploitations agricoles locales (de la même commune que l’alpage) et transhumantes, représentant une grande diversité de contextes agricoles.

Depuis une dizaine d’années, le partage des constats, la co-construction des hypothèses et l’exploration de différents axes de travail sont réalisés dans plusieurs cadres d’échanges et de concertation :

  • lors de rencontres annuelles sur chaque territoire, regroupant les gestionnaires d’espaces protégés, les organismes techniques, les éleveurs et les bergers, les chercheurs impliqués dans le programme (agronomes, écologues, climatologues, sociologues)

  • au sein de groupes de travail thématiques, techniques et scientifiques, se réunissant plusieurs fois par an.

Ces dynamiques d’échanges et de concertation nécessitent une disponibilité et une implication très forte de l’ensemble des partenaires, et ce, sur le temps long.

 

Figure 5 : Echange entre un berger, un garde du Parc national des Ecrins et un chercheur lors d’une tournée de fin d’estive sur un alpage sentinelle © Vieux Simon / CERPAM

 

Le réseau est aujourd’hui à l’origine de productions scientifiques (thèses, articles…), d’outils techniques et méthodologiques, et d’ouvrages de vulgarisation. Ainsi une méthode d’analyse de la vulnérabilité d’un alpage au changement climatique a été élaborée, complétée de deux outils permettant : 1) l’analyse de l’exposition de l’alpage aux aléas climatiques (en lien avec les caractéristiques géographique et topographique de l’alpage) et 2) l’analyse de la sensibilité des végétations de l’alpage à ces aléas. Ce deuxième outil repose sur une nouvelle typologie des végétations d’alpage, classant les végétations au regard de leur comportement face aux aléas climatiques et au regard des fonctions d’ajustement qu’elles peuvent permettre de mobiliser pour la gestion pastorale. En mobilisant ces outils, la méthode d’analyse de la vulnérabilité permet une réflexion sur la flexibilité offerte par l’alpage, et plus largement de réfléchir aux capacités d’adaptation du système en cas d’aléa climatique (conduite technique, équipements pastoraux, interactions avec l’exploitation agricole).

Les avancées du réseau seront présentées au printemps 2018 lors d’un colloque réunissant tous les partenaires et ouvert au public. Il sera l’occasion de présenter comment le programme Alpages sentinelles contribue ainsi à mieux comprendre les mécanismes en cours et apporte des éléments de réflexion pour raisonner les marges d’adaptation de la gestion des alpages face au changement climatique.

Ce dispositif repose d’abord sur la motivation et l’engagement des partenaires associés, mais il n’aurait pas pu se pérenniser sans le soutien financier accordé par plusieurs partenaires au cours du temps :

  • Le Ministère en charge de l’environnement (Direction de l’eau et de la biodiversité),

  • La Délégation à l’Aménagement du Territoire et à l’Action Régionale (DATAR), puis le Commissariat Général à l’Egalité des Territoires (CGET) : fonds FNADT dans le cadre de la Convention Interrégionale du Massif des Alpes

  • Les Régions Provence-Alpes Côte-d’Azur et Auvergne-Rhône-Alpes

  • L’Union Européenne : fonds FEDER dans le cadre du programme POIA (Programme Opérationnel Interrégional Massif Alpin).

NB. Le rapport ” Changement-climatique-en-alpage” est téléchargeable sur ce site à la rubrique Ressources

 

Pour en savoir plus :

 

Dodier H., Nettier B., Roy A., Garde, L. (2018). Le diagnostic pastoral « vulnérabilité climatique » : une méthode d’analyse de la vulnérabilité d’un alpage au changement climatique. Réseau alpages sentinelles.

 

Arpin I., Cosson A. (2018) What the ecosystem approach does to conservation practices ? Biological conservation. 2019: 153-160. https://doi.org/10.1016/j.biocon.2018.01.027

 

Nettier B., Dobremez L., Lavorel S., Brunschwig G. (2017). Resilience as a framework for analyzing the adaptation of mountain summer pasture systems to climate change. Ecology and Society 22: 25. https://doi.org/10.5751/ES-09625-220425

 

Chaix C., Dodier H., Nettier B. (2017). Comprendre le changement climatique en alpage. Réseau alpages sentinelles, 24 p.

 

Nettier B. (2016). Adaptation au changement climatique sur les alpages. Modéliser le système alpage-exploitations pour renouveler les cadres d’analyse de la gestion des alpages par les systèmes pastoraux. Thèse de doctorat, Université d’Auvergne. 359 p. https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01412050/document

 

Nettier B., Dobremez L., Brunschwig G. (2015). Taking into account the interactions between alpine pastures and farming systems in agro-pastoral systems: a literature review. Inra Productions Animales 28 : 329-339.

 

Dobremez L., Nettier B., Legeard J.P., Caraguel B., Garde L., Vieux S., Lavorel S., Della-Vedova M. (2014). Sentinel alpine pastures: an original programme for a new form of shared governance to face the climate challenge. Journal of Alpine Research – Revue de géographie alpine 102:2. https://doi.org/10.4000/rga.2165.

 

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