Les « Genres de vies » pastoraux alpins selon Philippe Arbos
Dans sa somme sur La vie pastorale dans les Alpes françaises, version reprise de sa thèse de doctorat publiée en 1922 chez Armand Colin, le géographe Philippe Arbos ne fait pas que développer les concepts de « petite montagne », d’exploitation familiale, et de « grande montagne » à troupeau commun. Il propose aussi une typologie des vallées alpines en fonction de l’organisation traditionnelle de l’élevage, celle dont il constate à son époque, la « décadence » rapide. Cette organisation c’est ce qu’il nomme les « genres de vie », une notion empruntée au géant de la géographie française, Paul Vidal de la Blache qui la définit vers 1911 comme les «modalités d’organisation issues de la collaboration entre l’homme et la nature». Rappelons que Vidal de la Blache fut le maître de Raoul Blanchard, lui-même fondateur de l’école de Grenoble et mentor de Philippe Arbos .
Le genre de vie savoyard ne s’applique pas qu’à la Savoie, où coexistent, souvent à l’intérieur des mêmes massifs, petites et grande montagnes. Philippe Arbos y rattache l’Oisans, le Haut-Embrunais et le Briançonnais, tous pays de petites montagnes. Ce mode de vie recouvre de nombreuses variantes en fonction des types de migrations pastorales ou «remues», selon qu’elles concernent uniquement le bétail (dans les grandes montagnes) ou également les familles entière ou bien une partie d’entre-elles (sur les petites montagnes) ; selon également qu’elles autorisent, entre le village et l’alpage, des étapes intermédiaires de mi-saison dans les montagnettes, les remues et les granges-étables.
Pour les secteurs de «petites montagnes», Arbos propose plusieurs exemples-types de «nomadisme pastoral» en fonction de la durée du séjour dans le village principal : entre quatre et six mois seulement à Bramans en Tarentaise, à Saint-Jean-Arves, en Maurienne, ou à Ceillac, dans le haut Embrunais, où bêtes et hommes passent beaucoup de temps à l’étage des montagnettes ; plus de huit mois là où n’existent que deux étages de vie, celui du village et celui de l’alpage, notamment en haute Maurienne, dans le Chablais ou le massif des Bornes. Ceci posé, Philippe Arbos souligne le déclin de ce type de migrations, du fait principalement du fait de l’exode rural.
Pour les secteurs de «grandes montagnes», notre auteur étudie d’abord les secteurs de «migrations simples» où le bétail partage son temps entre l’étage du village et celui de l’alpage. C’est le cas en Chartreuse, dans le massif du Taillefer (Dauphiné) et celui du Mont-Blanc. Une variante, que l’on trouve dans le massif de Belledonne (où Arbos note là encore sa disparition rapide) et surtout dans le Beaufortain. La pratique ici voit les bêtes prendre leurs quartiers d’hiver et de mi-saison dans des granges-étables disséminées au-dessus du village, chaque famille pouvant en posséder quatre ou six voire huit.
En ce qui concerne les migrations complexes, l’exemple de la Tarentaise, vallée presque entièrement vouée aux grandes montagnes (en dehors de Montvalezan et -partiellement- de Saint-Martin-de Belleville), permet à notre géographe de définir définit plusieur types de migrations estivales. En dehors de celui du «Val de Tigne» (Tigne, Val-d’Isère, mais aussi Doucy, Celliers, Feisson-sur-Isère, Naves), qui entre dans la catégorie des migrations simples (village et alpage), les autres types de «nomadisme tarin» voient le bétail faire des stations plus ou moins prolongées dans les montagnettes. Notre auteur définit ainsi successivement les types «Bourg-Saint-Maurice» (montagnettes purement pastorales), «Sainte-Foy» (montagnette pastorales et agricoles), «Montgirod» (proche du précédent), et «Mâcot» (avec deux étages intermédiaires : ce qu’il nomme la remue et la montagnette proprement dite). Des graphiques insérés dans l‘ouvrage permettent de suivre le calendrier de ces migrations complexes tout au long de l’année (Figure 1).
Figure 1. Migration de type Montgirod : village, montagnettes et alpages. Source : Arbos, p. 481.
Le second genre de vie pastoral distingué par Philippe Arbos est celui des Alpes Maritimes. Influencé par la douceur du climat, il se caractérise par la séparation hivernale des hommes et des animaux. Les premiers se rassemblent dans les chef-lieux communaux de la vallée, tandis que les seconds passent l’hiver dans les granges-étables situées au-dessus des villages. On y trouve là aussi des pays de petites montagnes (Tinée, Beuil, Péone), et des pays de grandes montagnes (Saorge, Belvédère, une partie de la Tinée).
Le genre de vie des Préalpes méridionales est marqué par la prédominance absolue du bétail ovin, exploité pour sa laine et son fumier, non pour sa viande ou son lait. En absence d’habitats temporaires, les bêtes, sauf dans le Dévoluy, le Bochaine et les Préalpes de Digne, au dénivelé plus important, effectuent tous les jours d’été l’aller et retour entre les pâturages d’altitude et la vallée. Un autre trait de ce mode de vie est le caractère non systématique de la stabulation hivernale, les pâturages de vallée n’étant qu’occasionnellement recouverts par la neige (sauf, là encore, dans le Dévoluy).
Le genre de vie provençal est celui que l’on rencontre, vers 1920, dans le Gapençais, le Bas-Embrunais, le Queyras, le Vercors méridional, la haute vallée du Verdon. Seuls les moutons estivent (et contrairement au mode de vie précédent, il passent l’été sur les montagnes), les vaches demeurent à pâturer autour des villages. Dans une partie de ce domaine, les vaches et leurs propriétaires vont passer la mi-saison dans des habitats intermédiaires, les meyres ou muandes, groupés en hameau appelés forests, équivalent des montagnettes de Savoie. Encore une bonne partie des ovins qui montrent en alpages sont-ils des transhumants. À noter que, pour notre auteur le Queyras, qui pratiquait jadis le mode de vie savoyard, avec petites montagnes, chalets familiaux et inalpage des vaches, est passé au « provençal » au tournant des XIXe et XXe siècle, du fait du manque de main-d’œuvre et de la création de fruitières de vallée. Car c’est une constante chez Philipe Arbos de rappeler les évolutions plus ou moins récentes. À tout prendre, il n’existe pas pour lui de genre de vie «traditionnel» se perpétuant sans changements majeurs au fil des siècles. C’est bien ce que constate de son côté l’historien.
Le dernier genre de vie pastoral est celui de la transhumance, essentiellement ovine, qui concerne surtout les Alpes du Sud, depuis les Alpes Maritimes jusqu’au Queyras et au Vercors. Philipe arbos en examine trois formes : 1. La tranhumance normale ou montante, qui amènent les troupeaux du bas-pays, principalement provençal, jusque dans les montagne. Elle est attestée par des documents écrits depuis la seconde moitié du XIIIe siècle environ même si son grand essor date du XVe siècle comme l’attestent les travaux postérieurs de Thérèse Sclafert (1959) puis de Noël Coulet. 2. La transhumance inverse, ou descendante, qui voit les bêtes hiverner dans les plaines extéreiures aux Alpes. C’est la plus anciennement documentée, puisqu’elle est pratiquée par les monastères alpins (y compris savoyards comme la chartreuse d’Aillon, dans les Bauges) dès le XIIe siècle. Les montagnards du Queyras et ceux des Alpes Maritimes l’ont quant à eux, pratiqué largement depuis la fin du Moyen Âge jusqu’à l’époque contemporaine. 3. Enfin, ce qu’il nomme, la transhumance commerciale, la plus récente évidemment, qui voit l’arrivée (par le train) sur les montagnes d’animaux destinée à la boucherie après un engraissement de quelque semaines.
Pour Philippe Arbos on l’a dit, ces genres de vie sont, en ces premières années du XXe siècle, pour la plupart en voie de décomposition, ceci sous les coups à la fois de l’exode rural, amorcé dans la seconde moitié du siècle précédent, et de l’ouverture des vallées à ce qu’il nomme «la vie de relation» par la route et le chemin de fer. Pour lui, ce déclin des genres de vie traditionnel n’est pas forcément une mauvaise chose lorsqu’il fait place à des pratiques selon lui plus intéressantes comme le développement des fruitières de vallées. Les conclusions d’Arbos sont reprises quelques années plus tard par son maître Raoul Blanchard dans les six volumes de ses Alpes françaises publiés à partir de 1937. Ainsi pour ces géographes de l’école de Grenoble, c’est donc bien de la fin du XIXe siècle qu’il faut dater le déclin de la vie pastorale traditionnelle.
Avec le concours du mécénat de