Alpages, prairies et pâturages d’altitude l’exemple du Beaufortain

Ce texte reprend pour l’essentiel un texte publié dans le Courrier de l’environnement de l’INRA n°35, novembre 1998

L’alpage est une «unité pastorale d’altitude», c’est-à-dire un ensemble de prairies permanentes et semi naturelles utilisées par un troupeau durant la saison d’été et situées, en général, à l’étage subalpin, c’est-à-dire au cœur de territoires réputés pour leur patrimoine biologique et leurs paysages.
L’alpage a longtemps fait la richesse de l’agriculture de montagne. C’est le berceau de nombreux fromages. De nos jours, l’usage de ces territoires d’altitude participe à la renommée, à l’image de terroir et d’authenticité des produits fromagers des Alpes. Mais la vocation des alpages s’est élargie du fait d’usages liés au tourisme, à la conservation de la nature, à la biodiversité… Les alpages sont désormais considérés comme un patrimoine naturel, culturel et paysager.
Or, les pratiques d’exploitation des alpages ont, depuis vingt ans, largement évolué, notamment en matière de conduite des animaux et d’entretien des surfaces. Ces changements, qui semblent se traduire par des évolutions du couvert végétal suscitent des interrogations sur l’aptitude de ces territoires à remplir à la fois les fonctions agronomiques et environnementales, c’est à dire les services écosystèmiques que leur attribue ce statut de haut lieu de la production agricole et du patrimoine. Les interrogations concernent plus particulièrement les effets des changements en cours dans l’utilisation des alpages sur la qualité des produits, du milieu, sa diversité biologique et sur sa perception par ses divers utilisateurs actuels.
Pour aborder ces questions, il est nécessaire de comprendre le fonctionnement agro-écologique des alpages et notamment les relations « milieu-topographie-sols-herbe-troupeau » qui, dans le cadre de ces vastes surfaces diversifiées, constituent un point essentiel de fonctionnement. C’est ce point de vue qui sera développé dans ce texte dont l’objectif général est « d’analyser les relations entre qualité des produits, qualité de l’environnement et fonctionnement des exploitations agricoles » et dont la région de Beaufort est un site d’études.

1. Le cadre géographique

Le Beaufortain se situe à l’extrémité nord-est du massif cristallin de Belledonne. Il est soumis à une variante humide du climat montagnard. Le socle cristallin hercynien affleure essentiellement au sud-ouest. Ailleurs, il est recouvert de fragments de la série sédimentaire du lias. Ces roches sédimentaires engendrent des reliefs relativement peu accidentés, favorables au développement des activités agricoles. L’élevage laitier à vocation fromagère de qualité (le « beaufort ») constitue le fondement de l’agriculture du Beaufortain. Bien que les systèmes d’exploitation se soient largement diversifiés depuis 1950, les alpages conservent une place importante dans le fonctionnement de nombreuses exploitations de la région. En raison d’un manque de terres dans la vallée, on constate même un mouvement de remise en valeur d’unités pastorales abandonnées. La surface pastorale d’altitude (au-dessus de 1 500 m) représente 50% de la superficie totale du massif. Les prairies sont situées pour l’essentiel sur des sols développés à partir de matériaux assez homogènes issus de l’altération des calcshistes (Van Oort et Dorioz, 1991). Selon Legroset al. (1987), ce type de matériau recouvre environ 800 000 ha dans les Alpes.

2. Origine et fonctionnement du « système alpage »

2.1. Prairie naturelle / prairie permanente

 

Si l’on imagine les Alpes sans l’action humaine, les zones herbacées n’existent qu’aux altitudes élevées de l’étage alpin (au-dessus de 2 000 à 2 200 m), que sur les crêtes ventées, qu’à la faveur de trouées dans le manteau forestier dues à des avalanches ou des éboulis et, enfin, que dans des stations spécialisées, par exemple à sols trop superficiels ou trop longuement saturés d’eau pour permettre le développement de ligneux. Tous ces types de station portent des prairies vraiment « naturelles » caractérisées par de fortes contraintes du milieu et qui contribuent peu à l’alimentation des troupeaux.
En fait, la surface fourragère dans les Alpes du Nord est constituée surtout de prairies « artificielles » c’est-à-dire n’existant qu’en raison de déboisements anciens et d’entretiens séculaires du milieu herbacé par le pastoralisme ou la fauche. Techniquement, il s’agit de prairies permanentes dont les espèces ont été sélectionnées par les coupes répétées.

2.2. Le«bas» et le «haut»

 

L’histoire de la mise en “alpage” et des dynamiques de transformations du paysage (déboisements) apparaît plus complexes que ce qui était initialement envisagé (cf les contributions diverses dans le site). Quoi qu’il en soit la mise en valeur pastorale du « haut » s’est souvent faite par abaissement de la limite des forêts, ce qui a créé des prairies à partir de milieux très divers en terme de potentiel fourrager (mosaïque de sols, de pentes, de roches, typiques de la montagne). Cette diversité, qui s’exprime par des variations observables à l’échelle de la station, ne gène en général pas le pâturage. Ainsi, la présence d’une zone d’herbage maigre perturbe rarement l’exploitation par les troupeaux du secteur qui l’englobe. La situation est différente dans la vallée, en « bas ». Les surfaces actuellement fourragères furent cultivées jusqu’au début du XXe siècle, à l’époque de l’autosuffisance. En conséquence, les parcelles à contraintes pédologiques trop fortes (sols trop pauvres ou caillouteux, notamment) furent éliminées et progressivement rendues à la forêt. Il s’ensuit une bien plus grande monotonie des milieux physiques. La diversité végétale doit, de ce fait, beaucoup à la diversité des pratiques agricoles.

2.3. Alpages et exploitations agricoles

 

Les alpages sont un élément des systèmes d’exploitation agricole de la montagne. Traditionnellement, l’exploitation agricole du Beaufortain et de toutes les Alpes est étagée selon l’altitude, en vue de tirer partie au maximum de l’étalement de la pousse de l’herbe qui résulte du gradient thermique altitudinal. Actuellement, les systèmes d’exploitation de la montagne se sont diversifiés et simplifiés, pour se concentrer sur les surfaces les plus faciles à gérer. Les modes d’exploitation de l’alpage suivent les mêmes évolutions. Dans les cas extrêmes, l’alpage perd sa fonction traditionnelle de production fromagère, au profit d’un simple rôle de grand parc à génisses, voire à moutons. Cette modification du mode de conduite, et/ou du rôle de l’alpage dans l’exploitation agricole, se traduit par des changements de pratiques et de charge animale qui, en fin de compte, modifient largement les relations végétations-troupeaux et l’état environnemental du milieu.

2.4. L’alpage, un agro-écosystème

 

L’alpage comprend un territoire (de surface en général supérieure à 50 ou 100 ha) avec son relief, des ressources herbagères, un ou des troupeaux et des bergers avec leurs logiques et leurs habitudes.
L’ensemble territoire-troupeau-végétation-bergers constitue un système caractérisé surtout par des interactions, des entrées et des sorties. Ce système comprend plusieurs niveaux d’organisation emboîtés.
1.Le niveau « alpage entier ».
C’est à ce niveau que se décident les grandes lignes du circuit de pâturage en fonction des objectifs des bergers, des contraintes liées à la topographie ou aux animaux.
Pour les troupeaux laitiers, il est tout particulièrement nécessaire de fournir de l’herbe de qualité en quantité suffisante aux animaux. Or, la qualité baisse rapidement au-delà de la première pousse de l’herbe. La stratégie globale consiste donc à profiter au mieux des éventuels contrastes topoclimatiques pour bénéficier le plus longtemps possible d’herbe de qualité suffisante. En conséquence, le relief et des dénivelés sont des facteurs qui structurent fortement l’organisation et le fonctionnement de l’alpage.
2. Le niveau « quartier ».
L’alpage est divisé en « quartiers », sous-unités analogues à la parcelle en zone de fauche. En l’absence de parc, les bergers fixent les limites de ces quartiers (de 10 à 100 ha) en fonction de connaissances empiriques sur l’herbe (précocité, qualité…), de la topographie (distances, pentes et obstacles tels que crêtes ou talwegs) et des aménagements (eau, chemin). Évidemment, la charge (nombre d’animaux par hectare) et le mode de fréquentation dépendent de la situation relative du quartier. Ainsi, l’éloignement par rapport aux bâtiments est en général synonyme de fréquentation tardive. Autre exemple, certains quartiers peuvent être systématiquement épargnés en début de saison, en vue de constituer des « réserves », en particulier pour les journées à météorologie très défavorable (brouillard, par exemple). Bref, chaque quartier à une « fonction » et un mode de parcours en relation avec celle-ci, avec le mode de gardiennage (chien, parcs…) et avec certaines composantes-clefs du tapis végétal (pelouses tardives, par exemple).
3.Le niveau « station ».
La station (0,1 à 0,01 ha) et ses caractéristiques fourragères et pédologiques ne se comprennent bien que si l’on considère, d’une part, les niveaux qui l’englobent, c’est-à-dire le quartier et l’alpage, et, d’autre part, le comportement écophysiologique des espèces végétales structurantes (par exemple, les espèces refusées par les animaux). Dans ce contexte, certains phénomènes s’expriment plus spécifiquement à l’échelle de la station. C’est le cas du comportement animal face à l’herbe disponible et de l’adaptation des végétaux à la pression pastorale.

3. Pâturages, sols et végétations

3.1. Processus liés au pâturage à l’échelle station : l’« effet pâture»

 

L’herbe attire plus ou moins les troupeaux ; réciproquement les troupeaux modifient la végétation.
L’action de l’animal sur l’herbe résulte de plusieurs actions « élémentaires » :
– le piétinement, qui provoque des dégâts sur les végétaux et tasse le sol ;
– la coupe, qui diminue la surface photosynthétique, modifie le microclimat lumineux au niveau des bourgeons et induit des réactions de la plante (les modes de coupe varient selon le type d’animal) ;
– le prélèvement qui exporte des éléments nutritifs et des déjections qui, à l’inverse, permettent le retour au sol de sels et de matières organiques transformées par la digestion, c’est-à-dire à bas rapport carbone sur azote.
Ces effets élémentaires ne varient pas systématiquement de façon concomitante. En effet, l’intensité du piétinement peut être indépendant de la pression de coupe et dépendre pour l’essentiel de l’organisation des trajets des animaux dans l’alpage. Il en est de même pour les restitutions lors du pâturage. Par contre, le taux de coupe et exportations d’éléments sont strictement interdépendants.
Toutes ces actions élémentaires se combinent pour sélectionner la flore, modifier la physionomie végétale, la « fertilité » du sol, le cycle de la matière organique et des nutriments. Mais les intensités relatives varient d’une station à l’autre, ce qui détermine une grande variété de types de végétation et de relations sol-végétation-troupeau.

Effet sur l’herbe et le couvert végétal

 

Dans le cas des bovins, on peut distinguer :
– les refus spécifiques : quelques espèces comme, par exemple, le Verâtre blanc Veratrum album, le Circe épineux Circium spinosissimum et l’Aconit Aconitum sp. sont systématiquement refusées pour des raisons d’odeurs, de goût ou de piquants ;
– les refus temporaires, quelle que soit l’appétence propre de l’espèce, l’animal ne consommera pas les plantes salies par les déjections ; ainsi un pissat empêche la consommation des plantes pendant deux semaines à un mois (selon la météorologie) ;
– les autres plantes, consommées de manière variable selon l’espèce certes, mais surtout selon le stade phénologique. Se rattachent à ce dernier cas les graminées réputées à forte valeur fourragère ou pastorale (Daget etPoissonet, 1971), comme la Fléole des Alpes Pleum alpinum, le Dactyle Dactylis glomerata, qui peuvent être totalement délaissées au-delà du stade floraison. Autres exemples de cette variabilité, le Renoncule à feuille d’aconit, Ranunculus aconifolius, espèce qui n’est consommée qu’avant la floraison, et le Géranium sylvatique Géranium silvaticum qui est, d’après les agriculteurs, bien consommé par certains troupeaux « habitués ». Il existe également des effets de « sociabilité » (liés à la répartition relative des espèces au sein de la station) (Jeannin et al.,1991). La même espèce est souvent beaucoup moins consommée en touffe que dispersée dans un gazon régulier de plantes diverses. Par ailleurs, certaines espèces gênent la consommation de leurs voisines.
Enfin, d’une manière générale, les choix sont guidés par la morphologie végétale : les vaches préfèrent les feuilles aux tiges, les organes jeunes et verts aux organes âgés,durcis, lignifiés, voire jaunis. Ceci explique notamment le peu d’intérêt pour les graminées au-delà de l’épiaison-floraison.
Tous ces faits correspondent à des tendances qui vont s’exprimer plus ou moins selon le troupeau et ses habitudes, mais aussi selon les contraintes qui lui sont imposées. Les touffes, par exemple, finissent toujours, faute de mieux, par être plus ou moins consommées.
Le tri qui s’opère lors des prélèvements et le piétinement modifient les conditions de compétition entre les végétaux et provoquent une sélection des espèces adaptées. Des réactions morphologiques des espèces les plus plastiques constituent un autre mode d’adaptation. Raccourcissement des entrenœuds, bourgeons au ras du sol,ports en rosette, etc. sont autant de caractéristiques des végétations soumises à des fortes «pressions» de pâturage (Hedinet al.,1982 ; Grime,1986).
Piétinements,coupes répétées et, dans une moindre mesure, restitutions organiques sont des facteurs d’élimination ou de limitation des ligneux. Ceux-ci, et notamment les Ericacées en sols acidifiés et les aulnes Alnus viridis en sol frais, se réinstallent et recolonisent le milieu dès que la pression de pâture diminue.

Effet sur la fertilité du sol

 

Les animaux prélèvent de la matière végétale. Les déjections restituent une partie de ce prélèvement.
Ce retour « stimule » la vie biologique du sol (Lançon,1978). Ceci se traduit, sur des limons acidifiés comme ceux du Beaufortain, par des améliorations des propriétés structurales et hydriques des sols, dont les conséquences en matière de production végétale sont considérables (Van Oort et Dorioz,1991).
Le taux de restitution varie globalement selon les éléments (le potassium, K, est mieux restitué que l ‘azote N, lui-même mieux restitué que le phosphore, P) et localement, selon la durée de la fréquentation, l’époque de pâture… Une partie importante des déjections se produit lors des trajets et la nuit, à l’étable ou dans le parc. Il s’en suit que, sauf situations particulières ou pratiques d’épandage, la tendance générale est au déficit des restitutions par rapport aux prélèvements. Le phosphore du sol est un bon traceur de ce phénomène du fait de la faible fourniture en phosphore par l’altération et d’exportations animales relativement plus fortes pour cet élément (Dorioz et Party, 1987).
Les conséquences de ces déficits chroniques et souvent très anciens de nutriments sont très variables selon les conditions de milieu. Le sol peut compenser les pertes si elles ne sont pas trop élevées et si la fourniture par altération est importante. Cette dernière condition est souvent réalisée dans les sols calciques pour des éléments tels que potassium, calcium Ca et magnésium Mg. En ce qui concerne l’azote, un fort prélèvement de végétation tend à favoriser les légumineuses, espèces de lumière et fixatrices d’azote mais, en général assez exigeantes en autres nutriments. Le phosphore reste bien le point faible du système. Malgré cela, en cas de déficit des restitutions, les conséquences sur la végétation demeurent cependant modérées sur les sols calciques. Les cas extrêmes observés sont des pelouses rases toujours vertes et à croissance lente qui restent appétentes et avec une productivité moyenne (prairies moyennes calcicoles à Pâturin des Alpes Poa alpina,tableau I, ci-dessous).
A l’inverse, sur sols acides, le déficit de restitution nuit fortement à la valeur pastorale des végétations. Très fréquemment, l’herbe se présente comme un gazon serré, dominé par le Nard raide, Nardus stricta, espèce acidophile refusée par les bovins (Loiseau,1977). L’extension des ligneux n’est limitée que dans la mesure où un piétinement et une pression pastorale résiduelle s’exercent, ce qui suppose la présence de quelques fourragères (comme la Fétuque rouge, Festuca rubra).

3.2. Conséquences aux niveaux quartier et alpage

Vue d’ensemble

Organisation spatial des “quartiers” en fonction de l’éloignement à l’étable et des types de sols
La circulation des troupeaux avec sa double logique,celle des bergers et celle du comportement animal, est un puissant facteur de différenciation des quartiers.
Selon la position de la station dans le quartier et du quartier dans l’alpage, l’herbe sera pâturée à des stades phénologiques différents et dans des états différents. L’appétence chutant brutalement et globalement (pour 80% des espèces) environ à la floraison, toute station fréquentée par les animaux au-delà de ce stade tendra à être sous-exploitée. Dans ces cas, si les sols sont neutres à calciques, on trouve des conditions tout à fait favorables à de très fortes productions herbacées,mais cette biomasse n’est pas valorisée par les bovins. Il en résulte des végétations assez denses, très diversifiées (40 à 60 espèces), à base de hautes graminées (prairies grasses). La colonisation par les ligneux est négligeable, conséquence d’une végétation herbacée compétitive et du piétinement. De telles végétations s’observent typiquement dans des secteurs un peu périphériques ou à partir de la mi-pente des longs versants au pied de falaises calcaires. Vers le haut du versant, on passe progressivement à des végétations plus spécialisées (sols plus superficiels) et vers l’aval, aux gazons ras décrits précédemment. Un renforcement global de la pression pastorale s’accompagnant d’une pâture plus précoce sur tout le quartier se traduirait par un « déplacement » relatif des surfaces occupées par ces deux faciès dont la parenté floristique est assez grande, mais l’usage très différent (Dorioz et Party, 1987).

Sur sols acides, les phénomènes sont à nouveau très différents car le moindre sous-chargement se traduit par l’extension très rapide des Ericacées ligneux (comme les Myrtilles,Vaccinium sp.). La biomasse qui s’accumule alors est totalement inappétente, quelle que soit l’époque de l’année. Il s’ensuit une baisse très forte et quasi irréversible de la valeur pastorale.
D’autres aspects de la relation « troupeau-sol-végétation » changent selon la position de la station ou du quartier considérés dans l’alpage. C’est le cas en particulier du bilan prélèvement-restitution. Les excès de restitution existent à proximité des bergeries et des points de traite, le long des chemins, dans les quartiers faisant l’objet d’une fertilisation organique. L’équilibre relatif s’observe sur sols calciques, dans des secteurs un peu périphériques et, de ce fait, sous-pâturés. Les déficits sont typiques des parcelles situées à mi-distance entre les précédentes. Il en résulte une organisation globale en auréoles de la fertilité des sols. Au total, les effets liés à la circulation des troupeaux provoquent une différenciation de la végétation qui reflète les gradients de pâture, de distance à la bergerie et de pente. Cependant, les séquences de
végétation varient selon le contexte édaphique, acidifié ou calcique. Les organisations observées (auréoles, gradients, etc.) sont particulièrement nettes dans les cas les plus extrêmes en
matière d’exportations, c’est-à-dire dans les alpages où les animaux passent les nuits à l’étable et où les
pratiques d’épandage de lisier ou fumier sont absentes de longue date.
Gradients et contrastes de végétation en l’absence de pratique de restitution
Quel que soit le type de sol autour de l’étable, du fait de l’accumulation de déjections, la végétation est dominée par les mêmes dicotylédones nitrophiles et surtout par le Rumex des Alpes, Rumex alpinum.
Cette végétation résulte d’une accumulation locale de déjections qui signifie transferts de nutriments en provenance du reste de l’alpage.
Sur sols acides (Le gros et al.,1987), la « nardaie », un faciès de végétation très maigre dominé par les espèces acidophiles (Nard raide, Nardus stricta ; Campanule barbue, Campanula barbata ; Canche flexueuse, Dechampsia flexuosa), se développe souvent à proximité même des reposoirs riches en Rumex. La transition est marquée par l’abondance de Fétuque rouge Festuca rubra et de Fléole des Alpes,
Pleum alpinum.
La nardaie résulte initialement d’un déficit de restitution provoquant la régression de la fraction fourragère au profit de graminées mal consommées, du fait de conditions de sols peu susceptibles de compenser les
exportations de nutriments. La nardaie se présente comme un gazon serré qui jaunit vite. Avec l’éloignement, le piétinement et la fréquentation par les animaux de ce type de station deviennent insuffisants pour contenir les sous-ligneux (Myrtille Vaccinium sp.,Rhododendron, Rhododendron ferrugineum). Finalement, les quartiers ou les alpages sur sols acidifiés s’organisent en fonction de la fréquentation animale, selon le gradient de végétation présenté par la figure ci-dessous.
Dans le détail, les surfaces occupées varient selon les charges et les qualité et quantité de l’herbe disponible au voisinage, notamment sur les types de sols calciques.

La situation est radicalement différente sur sols plus ou moins calciques ! L’état du sol, d’une part, empêche ou limite fortement l’installation du nard et de ses compagnes et, d’autre part, permet une compensation partielle des déficits (éléments fournis par les roches ou cailloux en cours d’altération ou encore en réserve sur le complexe absorbant). Il existe certes des refus spécifiques, mais il s’agit d’espèces beaucoup moins envahissantes et dans ces conditions, les déficits de restitution ont des conséquences fourragères moins graves (la valeur pastorale et la quantité produite restent largement supérieures à la nardaie). Avec la distance ou la pente, la pression de pâture diminue, la quantité prélevée décroît, notamment en relation avec un pâturage de plus en plus tardif. Forte fourniture d’éléments nutritifs de la part du sol et faible prélèvement par les troupeaux favorisent la productivité et la compétitivité des espèces présentes, d’où une certaine lenteur pour l’installation des ligneux. Seule exception notable : celle des versants très frais qui peuvent se couvrir d’Aulne vert, Alnus viridis.
Effets des pratiques d’entretien de l’alpage sur l’organisation du couvert végétal
Les pratiques destinées à organiser les restitutions organiques provoquent, bien évidemment, des modifications de ces règles de répartition de la fertilité et donc des masses végétales. Il s’agit, en premier
lieu, de pratiques d’épandage (par exemple, de lisier) qui transforment l’état trophique des sols, dans les zones mécanisables. L’adoption de techniques de gardiennage différentes, avec parcs de traite, parcs de nuit et cloisonnement de certains quartiers d’alpage constitue une autre manière de limiter les exportations et d’augmenter le recyclage local, y compris dans les zones d’accès un peu difficile.
En Beaufortain, ce souci de maintenir la fertilité sur un maximum de la surface s’est traduit, dans le passé, par l’existence de pratiques pastorales parti-culières : le pachonage. Traditionnellement, les vaches passaient les nuits attachées à un piquet, le cas échéant sur un petit replat creusé à la main dans la pente. 50% des déjections étant émises la nuit, cette pratique constituait une manière efficace de « fertiliser » les recoins les plus difficiles. Elle est aujourd’hui abandonnée au mieux au profit de formules de parcage moins contraignantes, mais moins efficaces. On peut noter que ce souci du maintien de la fertilité est traditionnellement moins présent, voire absent de longue date,dans les régions d’alpages voisines, dominées par des sols calciques (Dorioz et Party,1987).
En terme de végétation,toutes ces pratiques, destinées à compenser les exportations, aboutissent actuellement à créer des types végétaux de transition par rapport au gradient modèle décrit précédemment ; à développer la surface occupée par ces transitions dans l’espace, ce qui semble favoriser le Veratre blanc, Veratum album (espèce gênante que les bergers détruisaient dans le passé) et à développer les
surfaces dégradées par des invasions de Rumex.
Enfin, les limites entre communautés végétales sont moins nettes, même en cas de contraste sol acide/sol calcique. Enfin, les pôles nitrophiles sont beaucoup plus petits et nombreux, tendant à se disperser dans l’alpage.

En conclusion

En premier lieu, il apparaît qu’on ne saurait faire abstraction, même dans des conditions réputées rigoureuses comme celles du subalpin, des problèmes liés à l’exploitation pastorale, éléments susceptibles à terme de modifier totalement et radicalement la végétation et sa production, voire d’interférer avec les facteurs d’évolution du sol. Réciproquement, on ne peut valablement rendre compte de la dynamique écologique d’un alpage, de ses aptitudes pastorales ou environnementales, et donc définir des stratégies de gestion, sans considérer le milieu physique et, en particulier, les propriétés et la nature de la couverture pédologique.
En second lieu, l’analyse de la répartition géographique des grands types de végétation montre qu’on ne peut, dans le cadre d’un « alpage », interpréter valablement la composition floristique d’une station sans considérer sa place dans le système « alpage ».
On doit donc considérer l’alpage comme un tout à gérer globalement, aussi bien en matière de production agricole que de biodiversité ou de patrimoine paysager. Le modèle est alors celui d’un agro-système qui exporte des éléments à travers la production animale (croissance, lait). Transfert et exportation se font différemment selon les parcours des troupeaux et les pratiques pastorales. L’azote exporté est compensable par fixation de l’azote, la pluie (mais encore faut-il que les légumineuses trouvent de bonnes conditions !), ou par la fertilisation ou les apports de compléments alimentaires.
Les éléments tels que potassium, calcium et magnésium peuvent être récupérés par l’altération. Le phosphore a un statut intermédiaire. Mais l’altération n’est efficace en tant que fourniture pour l’alimentation végétale que dans les secteurs à sols calciques, d’où l’importance soit des réserves liées aux cailloux notamment, soit des réapprovisionnements, souvent très discrets en zone pâturée, par colluvionnement, glissement, transferts d’eau sur les versants. Ceci souligne le deuxième grand type de transfert d’éléments qui pèse sur l’organisation et l’usage des alpages : les transferts de matières sur les versants

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